5
— Allons, demandai-je en m’installant confortablement sur l’herbe, dis-moi ce que tu sais de Catilina et de son cercle.
Eco prit un air chagrin.
— J’accepte la responsabilité de savoir, dis-je.
— Ce n’est pas seulement à toi que je pense, mais à moi-même. Si Catilina venait à apprendre qu’il y a eu une brèche dans son secret et que j’en suis responsable…
— Tu sais que tu peux te fier à ma discrétion.
— Très bien, dit-il en soupirant. Tout d’abord, ils sont plus nombreux que tu ne peux croire. Cicéron et Marcus Caelius parlent toujours de leurs ennemis comme s’ils étaient légion, mais tu sais à quel point Cicéron a tendance à l’exagération.
— Cicéron, exagérer ? Allons donc ! dis-je en me moquant.
— Oui. Mais dans ce cas, il a vraiment de bonnes raisons de s’alarmer.
— Que trament donc ces conspirateurs ?
— Cela reste encore imprécis dans le détail, même entre eux, mais une sorte d’insurrection armée paraît définitivement décidée, et l’assassinat de Cicéron est la première de leurs priorités.
— Tu veux dire que tous ces gardes du corps et cette ridicule cuirasse n’étaient pas simplement pour la montre ? Je pensais que c’était un truc vulgaire pour effrayer les électeurs.
— Je ne suis pas sûr que Catilina ait voulu la mort de Cicéron avant les élections, car s’il les avait remportées, les choses auraient pu aller très différemment. Mais à présent, ses partisans sont unanimes sur ce point : il faut éliminer Cicéron, en partie par vengeance, en partie pour donner une leçon aux Optimates et à leurs partisans.
— Qui sont ces hommes ? Des noms !
— Le premier est Catilina, bien sûr. Il ne se déplace jamais sans la compagnie d’un jeune homme, du nom de Tongilius.
— Je les connais tous les deux, pour les avoir eus sous mon toit. Qui d’autre ?
— Après Catilina, le chef est Publius Cornélius Lentulus.
— Lentulus ? Lentulus la Jambe ? Non ! Ce vieux débauché, sali de tous les vices ?
— Lui-même.
— Catilina a choisi un personnage haut en couleur comme collaborateur principal. Tu connais l’histoire de ce type ?
— Tout le monde la connaît, dans l’entourage de Catilina. Et tout le monde sourit, comme toi, en entendant son nom.
— C’est un vieil enchanteur, je le reconnais. J’ai travaillé pour lui, il y a six ou sept ans, aussitôt après son expulsion du Sénat. Tout en lui trahissait la crapule, mais je n’ai pas pu me défendre d’une certaine sympathie pour lui. Je crois que ses collègues du Sénat l’aimaient aussi, d’une étrange façon, même en votant son expulsion du Sénat. Est-ce que quelqu’un l’appelle la Jambe en face ?
— Seulement ses amis patriciens, dit Eco.
La Jambe était le surnom que Lentulus avait gagné sous la dictature de Sylla, alors qu’il exerçait la fonction de préteur. Une importante somme d’argent avait disparu des caisses de l’Etat, lorsqu’il était en charge. Le Sénat l’avait convoqué pour explications ; Lentulus se présenta, déclara effrontément qu’il n’avait pas de comptes à rendre mais qu’il leur offrait cela, et il montra sa jambe dans un geste de provocation enfantin. Il s’en tira avec cette parade, largement grâce à ses liens de parenté avec Sylla, sous la dictature de qui le détournement de fonds était un jeu d’enfant, mais le surnom lui est resté. À un autre moment de sa carrière, Lentulus a été jugé pour un autre délit, mais acquitté avec une majorité de deux juges en sa faveur. On l’a entendu alors se plaindre qu’il avait dépensé inutilement son argent, en achetant un juge de trop. Une crapule, comme je l’ai dit, mais non dépourvue d’un certain sens de l’humour.
Les scandales qui l’entouraient ne l’ont pas empêché de poursuivre le cursus honorum classique, puisqu’il a fini par atteindre le consulat. Malheureusement pour lui, ce fut au pire moment, dans le temps de la révolte servile conduite par Spartacus. La quasi-totalité du pouvoir fut alors discréditée par la conduite catastrophique des opérations. Un an après son consulat, dépourvu d’alliés et vulnérable à ses ennemis politiques, Lentulus a été chassé du Sénat pour-mauvaise conduite notoire. Mais il a persévéré : à un moment de la vie où la plupart des hommes auraient été brisés par l’humiliation et trop fatigués pour récupérer, il reprit son parcours politique à zéro, comme un jeune homme. Un an plus tard, il obtenait une charge de préteur, plus de dix ans après la première, gagnant du même coup le droit de revenir au Sénat, dû à sa hardiesse effrontée mais aussi à un certain nombre d’autres facteurs : le grand nom patricien de la famille des Cornelii (celle des Scipion et de Sylla) ; des antécédents populistes dus à un fameux grand-père, mort soixante ans plus tôt, lors des émeutes anti-Gracques ; son mariage avec l’ambitieuse Julia, parente de César, avec qui il avait un jeune fils, Marc Antoine ; enfin, un style oratoire apparemment relâché, en fait savamment calculé, qui combinait le charme de son humour ravageur et les visées de son ambition agissante.
— Quels sont donc les motifs de Lentulus pour conspirer contre l’État ? demandai-je. Après tout, il a récupéré son rang sénatorial ; il pourrait même briguer de nouveau le consulat.
— Sans aucun espoir de l’emporter. Derrière son sens aigu de l’humour, il y a une bonne dose d’amertume et une impatience fébrile. Voici un homme qui a dû tout recommencer au milieu de sa vie ; il cherche fiévreusement un raccourci pour atteindre son destin.
— Son destin ?
— Il semble y avoir du nouveau dans son personnage depuis peu de temps : une faiblesse pour les diseurs de bonne aventure et autres devins plus ou moins charlatans. Ils lui ont fait gober des vers prétendument issus de livres sibyllins, selon lesquels trois hommes de la famille des Cornelii gouverneraient Rome. Nous en connaissons tous déjà deux : Cinna, le collègue de Marius, et Sylla. Qui pourrait être le troisième, sinon lui ?
— Ces charlatans ont annoncé sans rire à Lentulus qu’il était promis à la dictature ?
— Pas aussi clairement. Ces devins sont des gens intelligents. Tu sais que les oracles sibyllins comportent des acrostiches, les premières lettres de chaque vers du bref poème composant un mot à découvrir. D’après toi, quel était ce mot ?
— Cela commence par un L ?
— Naturellement : L-E-N-T-V-L-V-S ! ! ! Ils ont eu l’habileté de le faire découvrir à l’intéressé lui-même. Il est convaincu aujourd’hui que les dieux le destinent à gouverner Rome.
— Il est fou, et je comprends mieux ce que tu veux dire par « illusions ». Pourtant, un homme comme lui, parvenu si haut et tombé si bas, puis relevé, devrait sentir que la Fortune lui garde quelques surprises. Ainsi, Lentulus est la jambe sur laquelle s’appuie Catilina.
— L’une des deux, mais l’autre est loin d’être aussi solide.
— Je t’en prie, plus d’énigmes sur les parties du corps !
— La seconde jambe est un autre sénateur de la famille des Cornelii, Caius Cornélius Cethegus.
— Pas de surnom, celui-là ?
— Pas encore. Peut-être est-il trop jeune pour en avoir acquis un… Mais ce pourrait être Tête Brûlée !
— Jeune, dis-tu, mais s’il est au Sénat, il doit avoir au moins trente-deux ans ?
— A peine ou tout juste. C’est un patricien comme Catilina et Lentulus, avec les mêmes défauts. Les hommes élevés dès l’enfance dans une haute opinion d’eux-mêmes sont bien différents.
— Certes ! approuvai-je en songeant à l’aisance naturelle de Cicéron et à la jalousie qu’il devait éprouver devant cette affectation si naturelle de supériorité.
— Comme Lentulus, Cethegus est du clan des Cornelii, pourvu de puissantes relations et d’obligations anciennes. Mais il n’a pas la persévérance de longue haleine dont est doté Lentulus ; il est jeune, impétueux, impatient, avec une réputation de violence. Il ne joue pas un grand rôle au Sénat parce que ce n’est pas un orateur ; il brûle d’agir, mais il est fâché avec les mots. Il est également brouillé avec sa famille immédiate : il a un frère aîné au Sénat, à qui il ne parle pas. On dit qu’il y a là-dessous une affaire d’héritage. Cethegus estime qu’il a été doublement floué et par sa famille et par le Destin.
— C’est le candidat idéal pour une révolution…
— Il attire, malgré son manque de charme, les jeunes gens de bonne famille qui lui ressemblent, contempteurs de la rhétorique, qui haïssent les manœuvres des politiciens et l’ostracisme qu’ils subissent de la part des Optimates ; ils n’ont pas l’argent nécessaire à leur carrière, mais ils sont d’autant plus avides de pouvoir.
— Ceux-là sont les principaux conspirateurs ?
— Oui. Lentulus en raison de sa persévérance, Cethegus pour son énergie et sa vigueur.
— Ce sont les jambes, avons-nous dit, et Catilina est la tête. Mais entre celles-là et celle-ci, il doit y avoir un tronc, sans compter les bras, les mains et les pieds…
— Je croyais que tu en avais assez des métaphores anatomiques !
— Je croyais aussi que je ne voulais rien savoir de tout cela et pourtant je te questionne, tu vois comme on se trompe…
— Très bien. Le tronc pourrait être le peuple de Rome, naturellement. Si Catilina réussit à l’entraîner derrière lui, et si Lentulus et Cethegus mènent les affaires comme il faut, le corps risque d’être puissant. Pour ce qui est des bras et des mains, un grand nombre de personnages sont en contact avec Catilina et ses amis : des sénateurs, des chevaliers, d’anciens riches désireux de se refaire, des riches actuels qui veulent le devenir davantage, des citoyens ordinaires et des affranchis. Certains semblent attirés par la simple excitation du danger de l’entreprise, d’autres sont fascinés par la personnalité de Catilina. Je crois même que l’on trouve des idéalistes songe-creux, sincèrement convaincus qu’ils vont changer le monde.
— Eco, te voilà devenu aussi blasé que ton père ! Peut-être vont-ils changer le monde, mais qui peut dire si ce sera en bien ou en mal ? Des noms, Eco !
Il me débita une longue liste. Certains de ces noms m’étaient familiers, d’autres non.
— Mais tu reconnaîtras certainement les noms de Publius et de Servius Cornélius Sylla, dit-il.
— Les neveux du dictateur ?
— En personne.
— « Grandeur et décadence ! », dis-je en citant une des maximes orientales de Bethesda.
— Les liens avec l’ancien parti syllanien sont profonds. On compte, parmi les plus chauds partisans de Catilina, les anciens soldats du dictateur, qu’il a établis dans les colonies de l’Étrurie et du Nord. La plupart d’entre eux n’ont pas réussi comme fermiers et rongent leur frein, en se rappelant les grandes et glorieuses campagnes d’Orient, avec Sylla, puis les triomphes de la guerre civile. Le monde entier était naguère à leurs pieds ; aujourd’hui, ils sont jusqu’au cou dans la boue et le fumier de leurs fermes en faillite. Ils pensent que Rome leur doit plus que ce qu’ils ont reçu. Maintenant que leur champion attitré – Catilina – a perdu sa dernière chance d’être élu consul, ils sont sans doute prêts à prendre les armes pour ce que l’on voudra. Ils remisent leurs charrues pour leur vieille armure ; ils fourbissent leur cuirasse et leurs jambières, aiguisent leurs glaives et fixent de nouvelles pointes à leur javelot.
— Mais ces vétérans décatis peuvent-ils vraiment mener une révolution par les armes ? J’imagine que toutes ces vieilles cuirasses sont un peu rouillées, sans compter qu’elles serrent le ventre ! Sylla a peut-être commandé jadis la meilleure armée du monde, mais ses soldats survivants ont dû grisonner et faire de la graisse depuis.
— Leur chef est un vieux centurion du nom de Gaïus Manlius. C’est lui que Catilina va régulièrement voir à Fœsulae. Il représente les intérêts des vétérans depuis des années et il est devenu leur chef naturel. C’est Manlius qui les a conduits en masse à Rome, pour voter Catilina ; c’est lui qui les a contrôlés pour les empêcher de se livrer à des violences, à l’annonce de son échec. Un bain de sang après l’élection aurait été prématuré et Manlius a gardé la discipline dans les rangs. Ses cheveux sont couleur de neige, mais l’on dit qu’il est dans une forme splendide, avec des épaules de taureau et des bras qui peuvent tordre une barre de fer. Il a entraîné les vétérans et il a constitué en secret des caches d’armes.
— Manlius est-il vraiment en mesure de lever une véritable armée ?
— C’est ce que pensent les conspirateurs à Rome, à moins que ce ne soit encore une de leurs illusions nées du désespoir.
— Ils ont peut-être bien raison, quand même. Sylla a eu jadis une armée imbattable. Ils ont combattu pour la gloire et le butin lorsqu’ils étaient jeunes ; ils pourraient maintenant combattre pour leur argent et leur famille… Qui d’autre encore soutient Catilina ?
— Il y a des femmes, naturellement.
— Des femmes ?
— Une certaine coterie, surtout dans la haute société romaine, qui aime les intrigues politiques. Pour ses ennemis, Catilina est une sorte de maquereau qui leur fournit des jeunes gens de son entourage en échange de bijoux à vendre ou de secrets honteux au sujet de leurs maris. Mais je soupçonne que beaucoup d’entre elles – riches, bien éduquées et délicieusement languissantes – sont aussi avides de pouvoir que les hommes, tout en sachant qu’elles ne l’auront jamais par des voies ordinaires. Qui sait les promesses que Catilina a pu leur faire ?
— Des politiciens sans avenir, des soldats sans armée, des femmes sans pouvoir. Quelle assemblée ! Qui d’autre soutient Catilina ?
Eco hésita un moment.
— Des rumeurs insistantes font état d’hommes bien plus importants que Lentulus et Cethegus, beaucoup plus puissants que Catilina lui-même.
— Tu veux dire Crassus ?
— Oui.
— Et César ?
— Oui. Mais comme je l’ai dit, je n’ai aucune preuve de leur implication directe. Les conspirateurs, eux, croient dur comme fer qu’ils soutiendront tout ce qu’entreprendra leur chef.
— Crois-moi, dis-je en secouant la tête, Crassus est bien le dernier qui profiterait d’une révolution armée. César le pourrait sans doute, mais uniquement si cela servait ses intérêts spécifiques. Toutefois, s’ils sont impliqués ou même s’ils se contentent de soutenir tacitement Catilina…
— Tu mesures à quel point on change d’échelle.
— Oui. Pas étonnant que Cicéron soit si nerveux et remplisse la ville d’espions à sa solde.
— Cicéron sait toujours tout ce qui se passe en ville – et je dis bien tout ; on raconte qu’il n’est jamais pris par surprise, que l’affaire soit une émeute au théâtre ou une insulte contre lui, proférée sur le marché aux poissons. Il a une passion pour le renseignement.
— Dis plutôt une obsession. Typique d’un homme nouveau : les patriciens n’ont pas besoin de vérifications constantes pour se sentir sûrs de leur situation. Et cela a commencé avec moi, lorsque j’ai mené l’enquête sur Sextus Roscius pour un jeune avocat prometteur, avec un nom bizarre. Je suppose que j’ai été le premier agent du réseau cicéronien. Et maintenant, c’est ton tour ! Mais qui sont les autres ?
— Cicéron est un chef de réseau trop astucieux pour que ses agents se connaissent entre eux. Comme je lui fais mes rapports, je sais seulement que Marcus Caelius est à coup sûr l’un d’eux…
— Si tant est que nous puissions être sûrs de lui.
— Je pense que oui, à moins qu’il ne soit plus intelligent que Cicéron et Catilina réunis. Mais il lui faudrait être un dieu incarné pour brouiller les cartes.
— Au point où nous en sommes, cela ne m’étonnerait qu’à moitié. Toute cette affaire sent le vilain. Donne-moi plutôt un bon vieux meurtre, bien honnête, à débrouiller.
— C’est notre époque qui veut ça, papa !
— Et quelle est exactement l’imminence de la crise ?
— Difficile à dire. C’est comme une marmite qui bout sur le feu. Catilina est méfiant. Cicéron mise sur le temps, espérant que ses ennemis commettront quelque faux pas qui lui donnera un témoignage irréfutable contre eux. Et, Marcus Caelius dit que tu as accepté de jouer le rôle que tu as déjà joué, en consentant à recevoir Catilina.
— Je n’ai jamais accepté cela !
— Tu l’as refusé à Cicéron, lorsqu’il est venu te voir, à Rome ?
— Et de plus d’une façon ! dis-je.
— Pour Marcus Tullius, tout ce qui n’est pas un non franc et massif signifie « oui », et même un non signifie pour lui « peut-être » ! Il aura mal compris : Caelius paraît certain que tu as accepté de continuer comme si de rien n’était. Papa, fais ce que Cicéron te demande. Il se peut que Catilina ne revienne jamais, mais s’il revient, accorde-lui l’hospitalité. Tu n’as même pas besoin de prendre parti. J’ai joint mon sort à celui de Cicéron et tu devrais peut-être en faire autant, au moins par un concours passif. Au bout du compte, ce sera pour le bien de tous ceux que tu aimes.
— Je suis surpris, Eco, de t’entendre dire que je dois mettre tout le monde en danger ici, parce que cela servirait à long terme.
— Le tracé de l’avenir est déjà établi, papa. Tu l’as dit toi-même : tu ne saurais éviter complètement le danger, pas plus que tu ne peux renoncer à ta quête de la vérité.
— Mais que fais-tu de mon exigence de justice ? Où est-elle au milieu de tant de confusion ? Comment la reconnaîtrai-je, même si je la trouve ?
Eco n’avait pas de réponse à ma question. Il fallut l’arrivée de Diane, qui avait chaussé les sandales de Meto, pour nous sortir du silence. Meto suivit bientôt sa petite sœur, qu’il empoigna par les épaules en hurlant : « Mes sandales, petite harpie ! » Il la secoua pour les récupérer et il les enfila rapidement avant de disparaître, non sans m’avoir jeté un regard noir. Diane, maintenant pieds nus dans l’herbe, hurlait que c’était son anniversaire, qu’elle voulait aller se promener en sandales et en toge, que ce n’était pas juste, etc.
Comment lui expliquer que son anniversaire n’avait rien à voir avec les seize ans de Meto ? Et où était la justice, en vérité ?